La révolution numérique modifie en profondeur les moyens de production et les actifs immatériels prennent de plus en plus de place dans le capital d’une organisation, en particulier les actifs logiciels. La nouveauté et les effets de modes perturbent notre perception de l’impact réel de ces actifs intangibles dans la vie de l’organisation. Les règles de gestion généralement admises et pratiquées ne se voient donc pas appliquées à ces actifs si particuliers. De nombreuses entreprises doivent encore gagner en maturité sur la gestion de leurs actifs logiciels pour améliorer leur efficacité, y compris capitalistique.
La pente glissante de l’accumulation
L’informatique est le domaine technologique qui a connu l’essor le plus rapide. Depuis les années 60, le logiciel s’est imposé dans la gestion de notre environnement, toujours plus puissant, toujours plus précis. Les entreprises ont bien saisi le potentiel économique d’un tel objet et les logiciels se sont multipliés pour couvrir l’ensemble des besoins jusqu’à en créer de nouveaux.
Comme pour toute nouvelle activité, les règles et bonnes pratiques sont à écrire et le développement initial est anarchique. L’équipement se fait petit à petit, au cas par cas. Avec la démocratisation de l’informatique dans les années 80, les volumes augmentent mais les pratiques restent les mêmes. Ainsi se développe la construction d’architectures informatiques en silo par les départements ou les services sans concertation transversale au sein de l’entreprise pour anticiper la mutualisation. Ceci constitue une des principales causes de « l’over-licensing » en entreprise, le fait de posséder plus de licences de logiciels que d’usage. Ces organisations qui n’ont pas planifié leur déploiement informatique se retrouvent à gérer en interne des situations généralement attribuables à des fusions-acquisitions, dans le sens où ils doivent intégrer des architectures autonomes possédant donc des logiciels redondants pour des usages communs.
La deuxième principale cause d’accumulation est simplement lié à la vie d’une entreprise au cours du temps. La croissance et la nécessaire adaptation de l’entreprise à son environnement concurrentiel entraînent une évolution constante de ses besoins mais la stratégie priorise encore trop rarement les projets SI. Concrètement, elle peut être la conséquence de quatre phénomènes différents, non exclusifs et assez fréquents :
- Tout d’abord, l’obsolescence précoce de l’outil est atteinte si les besoins des utilisateurs ont été recueillis sans les projeter à la lumière du développement de l’entreprise. Ainsi, le logiciel acquis correspond à une échelle trop rapidement dépassée ou à un périmètre trop restreint.
- Ensuite arrive l’inadéquation originelle entre le logiciel acquis et les besoins des utilisateurs. Ces logiciels « shelfware » (logiciels sur étagère) sont des logiciels acquis et qui n’ont jamais été lancés en production. Les effets de mode ou les décisions unilatérales peuvent entraîner ce gaspillage de ressources
- Les politiques commerciales agressives des éditeurs peuvent pousser des clients à acquérir des solutions inutiles afin de bénéficier de réductions sur les logiciels réellement désirés
- Les délais des prises de décisions peuvent également biaiser l’adéquation du logiciel avec les besoins exprimés. Les grandes organisations sont régulièrement victimes de la lourdeur de leurs processus de décisions.
La présence de ce type de logiciel dans le parc applicatif d’une organisation est le symptôme d’une défaillance dans le processus d’achat.
L’accélération du développement de l’industrie du numérique ces dernières années aggravent encore la situation par la multiplication des applications et la généralisation de leurs connexions externes. Les applications ultra spécialisées morcellent l’activité et requièrent une connexion internet pour y accéder ou transmettre leurs données. Les risques pour l’entreprise proviennent maintenant autant de l’interne que de l’externe.
Des actifs immatériels mais des risques bien concrets
L’accumulation de logiciels a donc différentes origines potentielles mais connaît des risques bien réels.
Bien que les logiciels soient des actifs immatériels, ils ont néanmoins des empreintes matérielles et concrètes. L’architecture physique du système d’information de l’organisation a été conçue pour être efficace à une certaine échelle et avec certaines caractéristiques. Si le système n’est jamais purgé des outils inutilisés, l’engorgement provoquera des difficultés techniques, des lenteurs ou des problèmes d’accès à des applications. De plus, ces applications peuvent créer des conflits entre elles ou entre les données qu’elles produisent.
La question de garder ou non un logiciel dans son parc applicatif peut se régler par le prisme de la maintenance : Vais-je engager des ressources de mon entreprise pour mettre à jour cet outil ? La mise à jour et la maintenance des outils informatiques représentent des investissements financiers et humains afin d’améliorer la production ou la conformité. Dans l’optique de l’allocation optimale des ressources de l’entreprise, ses investissements doivent porter sur les outils réellement utilisés. La croissance des logiciels SaaS déplace progressivement la charge de la maintenance de l’utilisateur vers l’éditeur ou l’hébergeur. Cette externalisation ne supprime pas le risque mais transfère sa responsabilité contre rémunération. Donc, afin de garder une rentabilité constante, il faudra suivre attentivement l’augmentation de la charge représentée par ces logiciels.
Cette responsabilité de l’entreprise dans l’utilisation des logiciels, dans le meilleur cas sous licence, est également rappelée lors de leurs usages détournés ou frauduleux. Dans les entreprises à la logique BYOD (Bring Your Own Device), les collaborateurs apportent leurs propres équipements. Or, ces terminaux et les logiciels qui sont dedans ne sont pas couverts par les licences détenues par l’entreprise. Le risque juridique augmente avec l’accumulation d’outils aux conditions d’utilisation diverses et aux formes contractuelles variées. La gestion des licences devient essentielle pour la prévention de mauvaises utilisations des logiciels, œuvre de l’esprit soumis au droit d’auteur. Les enjeux de l’industrie sont tels que les éditeurs sont maintenant nombreux à inclure une clause d’audit de conformité dans leurs contrats.
Les conséquences d’un défaut de conformité entre les utilisations et les droits accordés peuvent aller du paiement des prestations supplémentaires et des pénalités, à la résiliation du contrat de licence ou des poursuites judiciaires. Les risques juridiques influent sur des risques financiers et opérationnels, dans des proportions allant jusqu’à mettre en péril l’organisation.
Les ressorts financiers de l’over-licensing ne se limitent pas aux risques de payer des amendes. L’outil informatique est prévu pour certaines caractéristiques. Au-delà de certains seuils, les nouvelles acquisitions détruisent de la valeur, c’est-à-dire qu’elles créent plus de dégâts dans le système qu’elles n’apportent de bénéfices par son utilisation. Et comme précisé précédemment, les systèmes d’informations ont une empreinte physique, et qu’elle se matérialise par un serveur ou un contrat, celle-ci n’est pas bon marché. Donc en plus de grever le budget par des redevances inutiles, l’accumulation déraisonnée peut provoquer des dépenses d’investissements superflues.
Les solutions
Les solutions pour remédier à cette situation risquée sont connues et le plan de bataille, rodé. Les actions à mener sont issues des méthodes de gestion classiques adaptées aux spécificités du domaine. Elles concernent autant la stratégie que l’opérationnel.
La première étape de toute démarche consiste à mesurer la situation actuelle. Ici, l’analyse technique du système se combine avec des rencontres avec les utilisateurs. La première nous dessine, entre autres, la cartographie exhaustive du parc applicatif de l’organisation et les deuxièmes nous permettent de déterminer les applications réellement utilisées. La comparaison des deux cartes nous indique les corrections à réaliser. La cartographie cible issue de l’analyse doit intégrer la vision stratégique globale de l’organisation. Sans vision stratégique claire, nulle anticipation ne sera possible et l’organisation retombera dans une certaine incapacité à dégager les règles de gestion à appliquer.
Ensuite, toutes les organisations, quelles que soient leur taille, sont invitées à écrire une politique de gestion des actifs immatériels et à répercuter les conséquences dans les autres politiques générales. Cette gouvernance doit mettre en place des processus contrôlés pour les différents aspects de la gestion des actifs immatériels : les modalités d’acquisition, les conditions contractuelles, les définitions des cycles de vie du logiciel, le suivi des utilisations. Les PCA/PRA, Plan de Continuité de l’Activité et Plan de Reprise de l’Activité, doivent prendre en compte l’impact sur la production de la perte d’un logiciel, etc. La gouvernance pourra définir les conditions de remise sur le marché des licences des logiciels décommissionnés et ainsi améliorer le ROI de ces investissements et dégager de nouveaux budgets pour l’acquisition de nouveaux logiciels plus pertinents.
D’un point de vue moins formel et plus concret, l’organisation peut mettre en place des formations auprès de ses collaborateurs pour sensibiliser aux risques et diffuser les bonnes pratiques. Une charte informatique peut être coconstruite avec les collaborateurs afin de capter leurs attentes et susciter l’adhésion. Le but de ses actions est de faire prendre conscience au collaborateur qu’il a son rôle à jouer. L’intégrer dans les processus de décisions lui apportera de la reconnaissance et peut éviter dès la racine l’inadéquation entre un outil et un besoin.
Conclusion
Le SI est devenu le système nerveux de l’entreprise. Or un organe aussi important mérite qu’on s’en occupe. L’accumulation de licences inutiles serait donc comme une charge mentale qui empêche le cerveau de réfléchir et les muscles de s’actionner correctement. La paralysie guette et met en danger la santé de votre organisation.
La crise du Covid a mis un coup de projecteur sur des failles des systèmes mis en place et les actions correctrices sont devenues les priorités des DSI. Avant de tripler le budget du service pour tout reconstruire ou tout basculer en cloud, vous pouvez vous poser les bonnes questions concernant votre stratégie, la place de l’outil informatique dans le processus de production et l’état actuel réel du système d’information. Même s’ils sont de plus en plus indispensables, l’informatique et le numérique ne sont que des outils à gérer de manière rationnelle, dans un but précis, jusqu’à leur revente potentielle.
Quand vous ferez votre ménage de printemps au bureau, pensez à faire celui de votre serveur.
Pour garder l’essentiel :
Les crises révèlent les failles des systèmes, de la procédure inadaptée à la stratégie imprécise. Au sein du système d’information, l’accumulation de logiciels indique un dysfonctionnement producteur de risques allant jusqu’à mettre l’organisation en péril. N’attendez pas qu’il soit trop tard pour mettre en place les outils de gouvernance qui vous aideront dès maintenant.
Vincent LEMOINE
Consultant en stratégie numérique