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Interview de Caroline Pesme, Philosophe, enseignante et conférencière, spécialisée sur le sujet de l’éthique.

Quel lien faites-vous entre écologie de la donnée et éthique d’un point de vue philosophique ?

CPS : À première vue, la philosophie n’a rien à voir avec la donnée. Il faut définir ce qu’on entend par philosophie. La philosophie, c’est l’amour de la sagesse, c’est-à-dire la capacité à ordonner. Quand on est philosophe on cherche à ordonner les sciences, les savoirs, les méthodes, mais aussi son propre agir. Cela concerne notre rapport au réel, mais aussi au virtuel et à la manière dont on peut utiliser nos outils.

D’un point de vue philosophique, c’est très intéressant de se poser la question de la donnée et de son implication dans la vie de l’Homme. Encore plus intéressant lorsqu’on parle « d’écologie de la donnée », car au point de départ, l’écologie est pleinement philosophique au sens d’une étude de l’environnement : on étudie quel comportement l’Homme doit adopter vis-à-vis de son environnement. Or, l’éthique — autre discipline philosophique — concerne l’agir de l’Homme, c’est-à-dire comment celui-ci peut bien agir pour être heureux. En somme, l’écologie est une sous-discipline de l’éthique : sans écologie, l’homme se coupe d’une partie des moyens dont il dispose pour être heureux. D’où l’intérêt finalement de rapprocher écologie et éthique.

Maintenant, la question est de savoir dans quelle mesure est-ce que l’Homme a quelque chose à faire avec la donnée numérique vis-à-vis de lui-même et vis-à-vis d’un groupe en lien avec toute une société. Là est l’éthique. À partir du moment où l’Homme agit sur des données, il a une responsabilité car son intelligence entre en jeu — une intelligence humaine et non artificielle — et c’est parce qu’il a cette intelligence humaine qu’il peut ordonner les moyens dont il dispose, ici la donnée, à une finalité plus large, comme le bien commun d’une société.

Ainsi, il existerait un enjeu éthique dans l’exploitation de la donnée numérique ?

Bien sûr ! L’enjeu éthique principal est celui de la responsabilité. Étymologiquement, la responsabilité renvoie au fait de répondre de ses actes : la notion de responsabilité est donc une notion clé en éthique et en écologie pour comprendre comment l’Homme peut agir. Pour bien comprendre ce qu’est cette responsabilité en lien avec notre sujet, il faut revenir au discernement que l’Homme opère sur les données numériques qu’il utilise : pourquoi utiliser des données ? La finalité visée à travers cette utilisation est-elle bonne ? C’est cela qu’on appelle responsabilité : le rapport aux moyens utilisés en vue d’une fin. Il existe tout d’abord une responsabilité individuelle avec la prise de conscience de l’Homme lui-même sur ces données qu’il utilise ou transmet, mais aussi une responsabilité collective, celle des entreprises.

Prenons l’exemple du marketing commercial. La question se pose de ce que je vais faire des données personnelles que je récolte. Il existe ici une notion éthique de responsabilisation dans le rapport de confiance entre les personnes concernées qui donnent leurs données et l’entreprise. Ainsi, l’importance de l’information sur le traitement des données personnelles ressort d’une responsabilité éthique.

Il y a donc plusieurs points qui doivent entrer en jeu au niveau de l’éthique : le premier point est de savoir à quoi sert la donnée, puis de connaître l’intention au point de départ — la finalité de la collecte — et, enfin, les conséquences qui peuvent en découler.

Regardez le phénomène de l’application FaceApp. La finalité du moyen est déviée. La finalité initiale qui est annoncée à la personne qui utilise cette application est simplement une finalité de divertissement (changer son visage pour avoir l’impression d’être vieux). Maintenant, la finalité cachée est tout autre. Cette donnée — en l’occurrence la photo de la personne concernée — peut être exploitée à des fins commerciales. L’individu n’en a pas forcément conscience, mais il vient de céder la propriété de son image originale et également de l’image vieillie.

Il y a donc la médaille et l’envers de la médaille. D’une part, l’enjeu éthique concerne la responsabilisation des entreprises qui exploitent des données numériques. D’autre part, il s’agit de voir quelle est la responsabilité de chaque individu qui accepte, en toute connaissance de cause et en conscience, qu’on puisse traiter, utiliser et exploiter ses données. D’où l’importance d’une perspective éthique qui demande de se former, d’aller plus loin, de se renseigner car les informations, quand on les cherche, on les trouve. Dans le cas de FaceApp, il appartient en effet à l’éthique de se demander si l’ignorance dans laquelle se trouve l’individu est une ignorance fautive ou non par rapport à sa propre responsabilité : tous les thèmes du mensonge, de la faute, de la liberté, ou de la sincérité, thèmes chers à l’éthique, sont ici illustrés dans un exemple pourtant bien concret !

Pour conclure, si on ne tient compte ni d’une responsabilité individuelle ni d’une responsabilité collective, on peut en arriver à ne considérer l’Homme et son agir que par le biais de la donnée. On ne le voit plus qu’à travers un prisme et notre vision est nécessairement réductrice, voire faussée.

Pensez-vous que nous ayons alors tous un rôle à jouer dans l’écologie de la donnée ?

Oui bien sûr. Il y a une responsabilité à reprendre de la part des individus dans la mesure où la donnée concerne l’écologie. La première chose à faire, selon moi, serait que l’individu reprenne en main sa capacité de décision et de choix par rapport à ce qu’il permet : en livrant ses données, il autorise une possible emprise sur lui de la part des personnes qui utilisent ses données. Au niveau éthique, c’est cela qui se joue.

C’est cette notion de consentement finalement que la personne donne par rapport aux moyens qui le concerne. Au niveau éthique, cela pose la question de savoir dans quelle mesure je laisse une emprise sur ce qui m’appartient au point de départ. Quand le but est clairement explicité et que la personne livre ses données pour ce but en acceptant malgré lui les conséquences — ce qu’on a vu plus haut — il peut avoir tendance à se décharger de sa propre responsabilité : ce n’est pas parce qu’il consent à transmettre ses données qu’il doit autoriser tout traitement de ces dernières par ailleurs… Il peut donc y avoir une démission de la responsabilité individuelle sur des domaines qui pourtant sont de l’ordre de la vie privée.

Il faudrait donc à la fois respecter l’individu dans sa liberté et dans cette possibilité de se renseigner, mais aussi dans la capacité qu’il a de former son intelligence pour poser un choix afin de ne pas être esclave des moyens dont il se sert. En effet, il est important de se demander si — à travers une finalité à laquelle j’adhère sans lire les CGU, les mentions légales ou encore la politique de confidentialité — j’ai encore ma liberté ? Plus je démissionne de ma liberté, moins je vais agir responsablement, et moins je vais chercher à me renseigner.

Il y a donc un réel enjeu éthique dans le sens où l’Homme ne doit pas se perdre au milieu de tout cela. Il a un rôle fondamental à jouer et au-delà d’un rôle, une responsabilité à avoir. Son rôle se joue sur sa capacité à se renseigner, à adhérer — ou non — à la finalité proposée, à accepter les moyens et les conséquences, tout en ayant un devoir de préserver sa vie privée. Il a donc besoin de ce qu’on appelle en éthique la prudence : c’est ce qui permet à l’Homme de discerner, de choisir, et de savoir par ailleurs assumer ses actes.

Le renforcement du consentement avec le RGPD favorise-t-il cette écologie de la donnée ?

Oui car l’écologie de la donnée, au sens anthropologique comme on l’emploie dans cet article, est préservée. Cette notion de consentement est au cœur de l’éthique, car elle renvoie à la question du choix et de la responsabilisation individuelle et collective.

C’est comme un trépied qu’il faut ici rétablir pour comprendre cette question délicate de l’écologie de la donnée : la personne, le collectif et le droit ne peuvent se passer les uns des autres pour tenir de manière équilibrée. En effet, le droit vient agir en protecteur et en régulateur des deux premiers. La personne, en considérant les moyens dont elle dispose dans sa vie pour être heureuse, ne démissionne pas de sa part de responsabilité dans l’agir collectif, et le collectif n’oublie pas qu’il existe à partir des personnes qui le composent, dont il est garant et qu’il ne peut réduire à leurs simples données. En effet, si l’un des trois fondements que nous venons d’établir manque ou n’ordonne pas les données à une finalité bien déterminée et éthiquement acceptable, l’écologie de la donnée se trouve évidemment fragilisée.

Angélique de Tourtier

Angélique de Tourtier

Consultante en Gouvernance de l'information