L’irruption du numérique dans nos vies a été aussi fulgurante que celle du pétrole, et plus largement des combustibles fossiles, en leur époque. Comme le pétrole, le numérique a changé nos vies, nos façons de produire, d’échanger, de nous cultiver.
Le numérique présente cependant une différence importante : nous avons perçu bien plus rapidement les externalités négatives qu’il produit, en particulier celles liées à la pollution environnementale.
En effet, le pétrole a été un fabuleux accélérateur de production, et d’une certaine façon de progrès, et il a fallu de nombreuses décennies pour que les effets néfastes de sa combustion sur notre environnement soient compris et intégrés par (presque…) tous.
Une croissance insoutenable du numérique
Alors qu’à ses débuts l’informatique, puis le numérique, étaient porteurs d’un formidable espoir de connaissances partagées, de dématérialisation, de collaboration, son développement s’inscrit aujourd’hui dans un modèle aujourd’hui insoutenable.
Le Shift Project travaille depuis 2018 sur l’impact du numérique sur la consommation énergétique, et a été l’un des acteurs qui a propulsé cette thématique sur le devant de la scène, en se questionnant de façon rigoureuse sur les problématiques et impacts du développement du numérique dans un contexte de transition carbone.
Leur constat est sans appel : la croissance du numérique est aujourd’hui insoutenable (+9% d’énergie consommée par an) et est « construite autour de modèles économiques qui rentabilisent l’augmentation des volumes de contenus consommés et de terminaux et infrastructures déployés ». Le Shift Project nous apprend aussi que « la part du numérique dans les émissions de Gaz à Effet de Serre a augmenté de moitié depuis 2013, passant de 2,5% à 3,7% du total des émissions mondiales. »
Une pollution invisible
Pourtant, cette pollution est bien moins visible que celle causée par les combustibles fossiles. S’il est assez aisé de comprendre la pollution atmosphérique causée par le pétrole en écoutant et sentant démarrer un camion diesel, le numérique, quasiment invisible par essence même (ne parle-t-on pas du cloud ?), n’est pas intuitivement le premier sujet qui nous vient à l’esprit lorsque l’on parle d’émission de gaz à effet de serre.
Il s’agit du même problème de fond que pour le changement climatique : quelque chose que l’on sait, et non pas que l’on sent (bien que les évènements climatiques extrêmes, de plus en plus nombreux, sont paradoxalement autant une catastrophe que la façon la plus efficace d’alerter sur le changement climatique).
Déployer la sobriété numérique
Le dernier rapport du Shift Project, intitulé « Déployer la sobriété numérique », propose une réflexion poussée sur ce que pourrait être une transition numérique, au même titre que la transition carbone. Cette transition vise à faire en sorte que le modèle du numérique soit soutenable, c’est-à-dire compatible avec nos objectifs fixés en termes de réduction de CO2. Au-delà de la réflexion, des outils sont proposés, ainsi que des pistes d’actions pour déployer la sobriété numérique au sein de notre société.
Trois domaines sont particulièrement explorés : la pertinence énergétique des projets connectés, la construction d’un Système d’Information Durable, ainsi que les usages numériques. Si le premier domaine cible les projets de « Smart City », les deux autres ont particulièrement attiré notre attention, car il s’agit de concepts pour le moins nouveaux dans les sujets d’investigation liés à la transition carbone. On entend plus couramment parler de « Green IT » que de Système d’Information durable.
Cependant, il est un mot prononcé une seule fois dans les 123 pages du rapport et qui pourtant semble incontournable pour la mise en œuvre d’un tel concept : la mutualisation
Le secteur public, fer de lance de la transition numérique
Le secteur public a un rôle majeur à jouer en donnant l’exemple afin d’insuffler un véritable changement d’état d’esprit dans nos sociétés. L’Etat a un fonctionnement centralisé, la mise en œuvre de cette transition sera donc principalement liée à l’impulsion politique et son organisation interne, cela pourrait faire l’objet d’un prochain article. Cependant, la mutualisation aura un rôle capital pour piloter et accompagner ce processus dans les 35 181 communes, intercommunalités, départements et régions que compte notre pays.
Mutualiser, cela signifie notamment s’appuyer sur des acteurs spécialisés dans le numérique, ayant intégré les opportunités mais également les menaces inhérentes à ces technologies, tels que les Opérateurs Publics de Services Numériques. Ils devront proposer des solutions et de l’accompagnement à toutes les collectivités, quelle que soit leur taille, afin de répondre au défi auquel nous faisons face.
Des effets directs sont attendus : mutualiser des data-centers, c’est autant de composants et d’énergie mutualisés entre plusieurs acteurs, et donc autant d’énergie économisée pour leur production, leur alimentation et leur recyclage/destruction. C’est également la possibilité d’investir dans des infrastructures plus efficaces énergétiquement.
Sur ce point, on pourra rétorquer qu’Amazon ou Google sont les plus gros acteurs de mutualisation connus. Pourtant, au-delà des annonces marketing, aucune de ces entreprises n’a d’intérêt à pousser un (vrai) concept de sobriété numérique, et de réfléchir au-delà du « toujours plus ».
La mutualisation des appels d’offre, incluant des critères portant sur la durabilité des infrastructures, est un autre levier important : la production des appareils compte en effet pour 45% de la consommation d’énergie finale du numérique. Appliquer la sobriété numérique, lutter contre l’obsolescence sont donc des chantiers majeurs, dans lesquels plusieurs leviers peuvent être mis en œuvre.
Au final, changer nos comportements
Pourtant, c’est bien sur les usages que la mutualisation peut le plus. Le Shift Project décrit parfaitement que les usages numériques « se construisent autour d’automatismes et […] de modèles économiques rendant profitables la consommation continue de contenus rendus omniprésents ». Ces automatismes sont rendus possibles par l’essence du numérique, et les habitudes du quotidien.
Changer ces comportements demande que des acteurs s’emparent de cette question, pour sensibiliser, expliquer, former, proposer des alternatives et, au final, accompagner tous les acteurs dans « le bon usage du numérique ».
On parle ici de séances de formation et de sensibilisation, pour aider à prendre conscience de l’impact du numérique sur notre environnement et savoir quelles actions mener pour réellement changer de trajectoire. Cette prise de conscience est la première étape à l’évolution des pratiques.
A titre d’exemple, voici quelques bonnes pratiques à mettre en place pour enclencher la transition numérique dans son organisation :
- Choisir des prestataires qui ont une démarche vertueuse (utilisation d’énergie verte au niveau carbone, réparabilité des appareils, consommation énergétique des appareils, « low code » privilégié pour les logiciels, etc.) ;
- Privilégier la qualité (et donc la durabilité) sur le prix, et ainsi augmenter la durée d’amortissement et de renouvellement des appareils ;
- Organiser des filières de réutilisation / recyclage des appareils électroniques. Il est d’autant plus facile de développer ce type de filière que l’on dispose d’un nombre important d’appareils ;
- Choisir des métriques simples et parlantes, communiquer en interne, se fixer des objectifs ;
- Mettre en place des séances de sensibilisation en interne en s’appuyant sur des outils ludiques, tels que la Fresque du Numérique;
Pour garder l’essentiel :
La consommation énergétique du numérique ne fait qu’augmenter, jouant un rôle de plus en plus important dans le changement climatique. Nos sociétés vont devoir s’adapter et mettre en place une certaine sobriété numérique pour surmonter ce défi. L’ensemble des acteurs ont un rôle à jouer, mais le secteur public doit incarner le changement et montrer l’exemple. Pour mettre en œuvre concrètement cette transition dans notre mille-feuille administratif, la mutualisation aura un rôle crucial.
Julien HAUTEMANIERE
Consultant en stratégie numérique